«L’arrivée d’un nouvel entraîneur-chef, un jeune de chez Skibec, allait bouleverser le cours des choses et changer le CNEPH à tout jamais.»
Voici l’histoire de Louis Bouchard.
par Pierre Shanks
Allons droit au but. S’il y a un centre national d’entraînement digne de ce nom au Québec pour l’élite canadienne du ski de fond, c’est grâce à Louis Bouchard. Et à Alex Harvey.
Le Centre national d’entraînement Pierre Harvey, le CNEPH, a ouvert ses portes en 1992.
Il y régnait une belle ambiance de club, le type d’endroit où il fait bon aller s’entraîner, voir les copains avant de s’en retourner à la maison vaquer à ses occupations.
Les meilleur(e)s participaient aux Championnats canadiens et les meilleurs des meilleurs, aux Coupes du monde et aux mondiaux. Qui sait, dans le lot ressortirait peut-être un autre Pierre Harvey?
Le Centre comptait un entraîneur à plein temps, Laurent Roux, mais là s’arrêtait l’encadrement des athlètes.
Pendant ce temps, à Canmore en Alberta, dans la foulée des Jeux olympiques de 1988, on travaillait fort à former les futurs champions canadiens du sport, Beckie Scott et compagnie.
Pendant ce temps également, un jeune entraîneur québécois apprenait le métier et prenait du galon au club Skibec, dans la région de Québec.
Dans l’adversité on trouve la force
Louis Bouchard avait été un jeune athlète qui rêvait à une carrière dans les traces de son idole Pierre Harvey. En 1987, frappé de plein fouet par la maladie, son rêve s’est effondré.
Comme cela arrive souvent, c’est dans l’adversité qu’on trouve la force. Louis Bouchard était féru d’entraînement, sa passion du sport ne s’était pas assouvie, il allait rayonner autrement, c’est tout.
En 1999, le ski de fond fleurissait au Québec. Partout dans les centres, les mononques et les matantes s’en donnaient à coeur joie. Quelques enfants aussi. Au CNEPH, on nageait dans le bonheur sans trop réaliser qu’on s’en allait à la dérive. Il n’y avait pas de phare pour guider les athlètes vers l’excellence. La vraie excellence, celle des champions. L’excellence de ceux et celles qui ne se contentent pas d’une «belle 40e place» aux mondiaux.
En avril 2000, l’arrivée d’un nouvel entraîneur-chef, un jeune de chez Skibec, allait bouleverser le cours des choses et changer le CNEPH à tout jamais.
«Quand j’ai pris ça, c’était un centre beaucoup plus régional ou provincial si on veut, dans le sens où il fallait changer les mentalités, dit Louis.
«La mentalité à cette époque-là, c’était de poursuivre l’école à temps plein, travailler pendant l’été pour ramasser des sous pour être capable de skier. Le sport ne se pratiquait pas de façon très, très professionnelle.»
Louis Bouchard avait un plan. Il savait ce qu’il voulait, il savait ce dont le CNEPH avait besoin, et il s’est mis à la tâche. La plus ingrate qui soit, celle de rentrer dans la tête des gens et changer fondamentalement leur façon de voir les choses.
Viser la performance pure et l’atteinte de résultats ne va pas de soi quand on évolue dans une philosophie de «participaction». Pendant cinq ans, patiemment, ne déviant jamais de son objectif, Louis a tissé sa toile et convaincu son entourage.
«J’ai eu des confrontations avec mon conseil d’administration entre 2000 et 2003. C’étaient des débats d’opinions et il y a des parents au sein d’un conseil d’administration. Les gens disent oui mais là, ça coûte cher, il faut qu’il (l’athlète) travaille l’été.
«Oui mais là, tu travailles et tu vas à l’école à temps plein, ça ne marche pas, là! Ç’a pris du temps à faire passer ça… Il faut que les gens y croient! À partir du moment où les parents y croient, ils sont là pour supporter.
«Il y a la famille, il y a des commanditaires, ils (les parents) font des démarches. Si on ne peut pas supporter financièrement, il faut se retirer. C’était ça, moi, je préférais qu’ils se retirent parce que ce n’est pas la vérité. Ça ne donne rien de mentir, de dire ah oui, tu peux travailler, pis tu peux… non! La réponse, c’est non! Si tu veux travailler, arrête. C’est aussi simple que ça!
Le grand coup
Puis en 2004, fort de ses appuis, Louis Bouchard porte le plus grand coup dans l’histoire du ski de fond de compétition au Québec.
« Tous les athlètes, de façon systématique, ont été mis à la porte du Centre. Et on a changé avec une nouvelle équipe, une nouvelle approche, une nouvelle mentalité beaucoup plus professionnelle.
«En 2003-2004, on s’est dit, les athlètes qui sont là ne comprendront pas. Ils ont un vécu, leurs parents et leur famille leur ont conté ça (études régulières, travail plein temps l’été). Ils ont quitté. On a dit OK c’est terminé, on quitte l’équipe.»
Avouons que ce n’est pas rien comme changement de cap. On voguait doucement plein Sud, soudainement tout le monde dans la chaloupe, le navire revire de bord plein Nord toutes voiles dehors avec un nouvel équipage!
«Dorénavant les athlètes devaient être au Centre à temps plein. Ils ne devaient pas travailler, mais s’entraîner à temps plein, alléger le niveau scolaire pour être certains que le focus soit l’entraînement au premier plan.
«La transition s’est faite et c’est là qu’Alex (Harvey) est arrivé, en 2005. Les athlètes étaient déjà professionnels à ce moment-là.»
Alex Harvey était depuis peu la vedette montante dans le ski de fond canadien et il est arrivé au CNEPH au bon moment, car celui qui était pour devenir son entraîneur voyait déjà plus loin.
«On s’est dit OK, poursuit Louis, les athlètes québécois francophones ont besoin d’avoir un genre d’équipe nationale (d’encadrement) très spécialisée à Québec pour qu’ils puissent continuer d’avoir un petit contact scolaire et de faire le métier à 100% chez eux.
«C’est là qu’on a commencé à changer les mentalités à Ski de fond Canada : au lieu de centraliser tout le monde à Canmore, on va centraliser, mais c’est pas ça qui est le mieux de centraliser à un seul endroit dans un grand pays comme le nôtre, surtout pour les francophones.
«On s’est chamaillés un petit peu là-dessus, il y a eu des débats d’opinions et finalement on a réussi à obtenir ce qu’on voulait.»
«Un petit peu» est un euphémisme. Ski de fond Canada tenait mordicus à ce qu’Alex s’expatrie à Canmore. Il a refusé. On lui a retiré ses privilèges et il a dû se qualifier de nouveau au sein de l’équipe nationale junior.
«C’est sûr que pour faire des grands changements comme ça, ça prend un athlète d’impact. On avait un athlète d’impact à ce moment-là, qui s’appelait Alex Harvey. Lui tenait à ses opinions. C’était un jeune qui disait “moi, je veux faire carrière là-dedans”.
«Lui, il avait décidé ça. Si je fais carrière là-dedans, qu’est-ce qui va être le mieux pour moi à long terme? Le mieux pour lui était d’offrir un environnement pour les Québécois ici et qui va faire pour longtemps.»
Louis Bouchard a bâti la maison, Alex Harvey a ouvert la porte.
Potentiel à revendre
Aujourd’hui, Raphaël Couturier et Cendrine Browne viennent d’être nommés au sein de l’équipe nationale sénior (de développement). Frédérique Vézina, Anne-Marie Comeau et Maya MacIsaac-Jones sont dans l’équipe nationale junior et à moins qu’elles changent de vocation et deviennent couturières, l’équipe nationale sénior les attend bras ouverts.
Alexis Turgeon et Simon Lapointe cognent à la porte.
Et bien sûr, Alex, Lenny Valjas et Dasha Gaïazova sont des espoirs de médailles pour Sotchi.
Tout ça, tous ces athlètes performants, tous ces succès, sont le fruit de la vision de Louis Bouchard. Aujourd’hui, c’est facile de dire que Louis Bouchard est quelqu’un de brillant. Aujourd’hui, Ski de fond Canada ne voudrait jamais revenir en arrière. Ils ont réalisé par la force de sa ténacité que le CNEPH est indispensable dans le développement des athlètes canadiens de pointe.
«Aujourd’hui, c’est nous, au Centre Pierre-Harvey, qui produisons le plus d’athlètes pour la Coupe du monde, dit Louis. Ski de fond Canada est très content de ça et maintenant ils comprennent!»
Bienvenue aux anglophones
D’autant plus que le CNEPH n’est pas strictement une «affaire de francophones». Quand la grande transition s’est opérée en 2004, l’un des premiers «professionnels» à embarquer fut… Graham Nishikawa.
«J’avais quatre athlètes (Christian Ruel, Claude Godbout et Jean-Sébastien Coutu en plus de Nishikawa). Les gens se demandaient comment ça se fait que le Centre ne compte plus que quatre athlètes, mais dans l’année en cours, deux ont fait l’équipe nationale junior et Graham est parti avec l’équipe nationale sénior.
«Ces gens-là travaillaient pas, ils étaient dévoués et tout de suite la preuve a été faite. Ç’a préparé le terrain. Quand Alex est entré, il a dit wow! Y’a quatre athlètes, mais les quatre athlètes vont vite. Et pourquoi ils vont vite? Parce qu’ils se consacrent au sport.»
«En 2005-2006, le Centre avait déjà attiré des anglophones comme Brent McMurtry et Nishikawa qui en fait étaient là deux ans avant Alex. Des anglophones sont venus voir ce que ça donnerait pour eux ici, et ç’a donné du succès!
«Len Valjas est un gars qui a travaillé 5-6 ans ici. Pour lui c’est simple, ça l’a amené en Coupe du monde, à performer et à faire des podiums. Ce n’est plus à «vendre», cette idée-là!»
Ce qui ne veut pas dire qu’on «délaisse» les études pour autant. Surtout dans un sport comme le ski de fond, qui compte bien peu de millionnaires.
«Pour les études, il y a les programmes Sport-Études, et puis au CEGEP, au lieu de finir en deux ans, ils vont finir en 3-4 ans. C’est sûr qu’on garde un contact (avec l’école) comparativement aux anglophones. Eux arrêtent complètement (les études). Nous on n’arrête pas complètement et ça, c’est une force qu’on va chercher là.
«Mais c’est très allégé. Quand tu fais un cours ou deux et que tu réussis bien ton cours, t’avances tranquillement, mais sûrement.
Il n’est pas sans intérêt de souligner qu’Alex Harvey, champion du monde, poursuit aussi son cours de droit à l’Université Laval.
La vision
Nous parlions de la vision de Louis Bouchard. Lisez bien ce qui suit, car c’est là que ça se joue chez les jeunes athlètes adolescents qui n’ont pas nécessairement envie de quitter le nid familial pour s’accomplir dans un sport.
«Cendrine, Fred (Vézina) et Anne-Marie, ces filles-là, ce sont des filles qui ont beaucoup de potentiel. Ça prend un centre qui est le leader de la direction à prendre. S’il n’y avait pas de centre au Québec, c’est dur à dire… elles n’auraient pas de vision.
«Là, elles ont une vision de ce que c’est, la route à prendre. Elles performeraient probablement, mais elles n’auraient pas cette vision et à un moment donné ça les rattraperait. À un moment donné, tu performes moins et ta courbe de progression atteint un plateau, pis là, tu fais d’autres choix pis là tu débarques du sport.
«Mais là maintenant, il y a une grande ligne directrice ici au Québec pour se rendre au niveau international. Ça donne le chemin à tout le monde, mais ça donne aussi d’autres chemins à d’autre monde. À l’époque, tu pouvais avoir 10 athlètes qui restaient dans le milieu pendant longtemps, mais sans réaliser qu’ils ne sont pas sur le bon chemin pour réussir.
«Aujourd’hui, le chemin est tellement dicté, les gens se disent OK 2-3 ans et si je ne suis pas là, si je ne suis pas dans la “track”, je m’en vais. Les gens perdent moins leur temps.
«Des gens disent parfois dans le milieu que ça serait le fun qu’on les garde… non mais les garder pour quoi? Le jeune, pourquoi tu vas lui dire qu’il va réussir alors que c’est pas vrai? Il y a d’autres choses! Il peut faire encore du ski de fond dans un club, il peut enseigner en ski de fond, devenir un coach. Pourquoi faire ça? Pourquoi dire à un jeune “Reste encore cinq ans, tu vas y arriver à la Coupe du monde”, c’est pas vrai!
«Tu peux rester dans le sport, mais va à l’université pis fais partie du groupe de l’université. La ligne qu’on t’a tracée pour réussir, t’as échoué plusieurs fois, là, et ces signes-là démontrent que tu réussiras pas.»
Voilà.
La fameuse clé du succès
La «ligne tracée pour réussir» est quelque chose de complexe dont Louis Bouchard, ultra bien entouré d’une équipe menée par la Dr Mireille Belzile (mère d’Alex), détient la clé. Il en fait profiter les athlètes qu’il recrute.
Les jeunes athlètes le savent. Quand à la fin d’une bonne saison, un bon soir, maman ou papa passe le récepteur et annonce «c’est Louis Bouchard, du CNEPH, il voudrait te parler», les jambes deviennent molles et le coeur bat plus fort. «Mettons que j’avais le sourire gros comme ça quand j’ai reçu cet appel!», a déjà dit Frédérique Vézina.
On peut penser que la victoire d’Alex et Devon Kershaw en sprint aux Championnats du monde de 2011 constitue le fait saillant de la carrière d’entraîneur de Louis Bouchard, qui est aussi entraîneur national avec l’équipe canadienne. Oui.
Cette médaille d’or a cristallisé sa vision du développement du ski de fond au Canada. Alex est une pièce maîtresse, le roi dans son grand échiquier.
Une période de sécheresse pointe à l’horizon dans le programme olympique canadien de ski de fond. Mais en 2013-2014, le CNEPH luit de tous ses feux. Et pendant quelques années encore il va continuer de nourrir l’équipe canadienne de ses plus beaux espoirs. Des jeunes hommes et des jeunes femmes qui prennent la mer.
Guidés par le Phare.